L'Europe, victime collatérale du plan climat américain

Le grand plan climat arraché par Joe Biden au Congrès américain est devenu un sujet de tension entre les États-Unis et l'Union européenne (UE), qui craint de voir certaines mesures affaiblir son industrie, mais espère toujours faire évoluer la position américaine.

Ce plan américain, baptisé Inflation Reduction Act (IRA) sera au menu de la visite mardi des ministres français et allemand de l'Economie Bruno Le Maire et Robert Habeck à Washington, avant que l'Union européenne ne prépare sa réponse à l'occasion d'un sommet des chefs d'État et de gouvernement les 9 et 10 février.

Doté de 430 milliards de dollars, l'IRA prévoit de distribuer des subventions aux industries vertes telles que les fabricants de batteries pour voitures électriques et de panneaux solaires, sur le modèle chinois des subventions sur son sol, la condition pour les entreprises étant de fabriquer ces produits aux États-Unis.

"Un des objectifs clés de l'IRA est d'exclure les fournisseurs chinois des chaînes de production de l'énergie propre", décrypte auprès de l'AFP Tobias Gehrke, chercheur auprès du Conseil européen pour les relations internationales, selon lequel les États-Unis ont pensé "d'abord et avant tout" à leur intérêt propre en matière de créations d'emplois et d'industrialisation, et ensuite à la diminution de leur dépendance envers la Chine.

La Chine est un acteur majeur pour les véhicules électriques: elle détient 78% de la fabrication mondiale de cellules pour les batteries et les trois quarts des méga-usines mondiales de lithium-ion, selon une étude du groupe de réflexion américain Brookings Institution.

 

Face-à-face brutal

Pour les États-Unis, la question de l'Europe dans ce dossier ne s'est posée que dans un deuxième temps, poursuit M. Gehrke, au même titre que pour la Corée du Sud ou le Japon, traditionnels alliés mais exclus des subventions, à l'inverse du Mexique ou du Canada.

"L'Europe est un peu devenue un dommage collatéral dans cette histoire", relève Cecilia Malmström, ancienne commissaire européenne pour le Commerce, aujourd'hui membre du centre de réflexion Peterson Institute à Washington. "Je ne pense pas que cela était intentionnel", précise-t-elle à l'AFP.

La faute à un face-à-face brutal sur le plan économique et technologique depuis l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche.

Cela a d'abord pris la forme de taxes douanières punitives dès 2018, restées en place après l'élection de Joe Biden qui a lui aussi adopté un ton belliqueux envers Pékin.

De plus, Washington a imposé en octobre des restrictions d'exportations de certains composants électroniques vers la Chine au nom de l'intérêt national et mis en place un "Chips Act" qui prévoit près de 53 milliards de dollars pour relancer la production de semi-conducteurs aux États-Unis.

Puis est arrivée l'IRA.

"L'essor technologique de la Chine sera ralenti à tout prix" par les Américains, analyse Jon Bateman, membre du groupe de réflexion américain Carnegie Endowment for International Peace, dans la revue Foreign Policy.

 

Course aux subventions

L'inquiétude européenne est d'autant plus forte que la réindustrialisation est devenue une préoccupation planétaire avec la pandémie et la guerre en Ukraine qui ont profondément remis en question les règles de la mondialisation. Cette priorité mondiale laisse craindre une course aux subventions aux États-Unis, en Chine, ainsi qu'en Europe où la Commission veut faciliter la distribution d'aides d'État en réponse aux politiques de ses adversaires.

Pour Pascal Lamy, l'ancien directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), l'Europe doit "mettre la pression" sur Washington, d'autant plus que l'IRA est "plus anti-européenne qu'anti-chinoise", car "l'industrie automobile est quasiment en libre-échange avec les États-Unis" et dispose d'avantages comparatifs.

Ce blocage entre les deux alliés historiques pose aussi la question de la stratégie européenne vis-à-vis de la Chine, relève Tobias Gehrke, à l'heure où les composants chinois sont de plus en plus intégrés dans le processus de fabrication des véhicules électriques sur le continent.

"Les chaînes de productions européennes sont dangereusement dépendantes de la Chine", estime-t-il, jugeant que "se focaliser sur ces dépendances est dans l'intérêt économique de l'Union européenne et pourrait convaincre Washington que l'Europe est un allié nécessaire face à la Chine".

 

Quelles sont les mesures prévues par l'IRA?

Axé principalement sur le climat et les dépenses sociales, le plan "Inflation Reduction Act" (IRA) prévoit donc plus de 430 milliards de dollars d'investissements, dont 370 milliards visant à réduire les émission de gaz à effet de serre de 40% d'ici à 2030. Il s'agit du plus important effort des États-Unis dans ce domaine.

Les plus symboliques sont la création d'un crédit d'impôt de 7.500 dollars aux ménages pour l'achat d'un véhicule électrique "made in USA", d'une subvention pour les fabricants d'éoliennes et panneaux solaires utilisant de l'acier américain, ou encore une baisse d'impôt pour aider les entreprises dans leur transition énergétique.

Ces mesures inquiètent côté européen, car elles touchent des industries clés sur le Vieux Continent.

 

Pour les Etats-Unis, avant tout une question de pédagogie

Côté américain, on estime que la réaction européenne est avant tout liée à une incompréhension de l'objectif de l'IRA et qu'il est nécessaire de faire preuve de pédagogie pour en expliquer les tenants et aboutissants.

Lors d'une rencontre à Washington avec Bruno Le Maire en novembre, l'ambassadrice américaine au Commerce Katherine Tai avait appelé à "travailler ensemble afin de renforcer la compréhension mutuelle de la législation", faisant état d'une volonté américaine de prendre en compte les inquiétudes européennes. Le secrétaire d'État Antony Blinken avait, lui, assuré, après une rencontre avec les commissaires européens Valdis Dombrovskis et Margrethe Vestager, d'une "volonté d'avancer ensemble, pas aux dépens des uns et des autres".

Mais Mme Tai a aussi jugé nécessaire à plusieurs reprises d'expliquer aux Européens le principe de cette législation. A Davos, le sénateur démocrate Joe Manchin, qui a joué un rôle décisif dans le renforcement des conditions d'attribution des subventions en échange de son vote, n'a pas exprimé autre chose, tout en se montrant surpris des réactions européennes alors que les États-Unis prennent, enfin, le virage de la transition énergétique.

 

Des marges de manoeuvre très réduites

Dans les faits, il y a peu de chance que le texte bouge. Tout d'abord parce que les démocrates ont perdu leur majorité à la Chambre des représentants et que la nouvelle majorité républicaine veut à tout prix baisser les dépenses de l'État fédéral, n'hésitant pas à utiliser le sujet du plafond de la dette, atteint courant janvier, comme arme de négociations.

Les démocrates, eux, ne veulent surtout pas risquer d'affaiblir l'IRA, symbole fort du mandat de Joe Biden, arraché de haute lutte après d'intenses négociations au sein de la mince majorité démocrate au Sénat.

Ces mesures sont par ailleurs très populaires, en particulier dans certains États où l'industrie automobile reste très puissante, comme l'Ohio ou le Michigan, désormais considérés comme des États clés pour les élections.

 

Les Européens veulent être traités comme les Nord-Américains

Avant l'UE, le Canada et le Mexique avaient fait part de leurs inquiétudes concernant l'IRA, qu'ils estimaient incompatibles avec l'accord de libre-échange entre ces trois pays nord-américains (AEUMC).

Ils ont obtenu des États-Unis un élargissement des subventions aux véhicules électriques à tous ceux "made in North America". Un point essentiel pour le Mexique en particulier, où de nombreux constructeurs mondiaux ont installé des usines.

C'est le type de traitement que souhaite obtenir l'UE. Pourtant, même dans ce contexte, les trois pays nord-américains sont en litige concernant la définition même d'un véhicule fabriqué en Amérique du Nord: le Mexique et le Canada estimant que les conditions sont réunies à partir de 75% de pièces issues d'Amérique du Nord sur l'ensemble du véhicule, tandis que les États-Unis placent ce plancher de 75% pour chaque partie du véhicule (bloc batterie-propulsion, châssis, carrosserie, aménagement intérieur, etc.)

De tels critères resteraient défavorables à l'industrie automobile européenne, toujours largement tributaire de la Chine, pour ses batteries notamment.

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