Bridgestone, "deuxième beffroi" ancré dans l'histoire de Béthune

"Sans elle, on sera une ville morte!": premier employeur privé de Béthune (Pas-de-Calais) et symbole de la reconversion industrielle de l'ex-bassin minier, l'usine de pneumatiques Bridgestone, menacée de fermeture, est depuis 60 ans pour les habitants un "deuxième beffroi", indissociable de l'identité de la ville.

"Toute l'histoire est partie de la récession minière qui frappait durement Béthune et de la volonté d'élus politiques locaux" cherchant à remplacer cette industrie mourante, explique la députée Marguerite Deprez-Audebert (MoDem), fille de l'ex-député UDF Léonce Deprez, l'un des principaux artisans de la reconversion.

A la fin des années 1950, l'ouest du bassin minier est classé "zone critique". La lente mais irréversible agonie des Houillères menace des milliers d'emplois.

Léonce Deprez est alors benjamin du conseil municipal présidé par Henri Pad et vient de fonder la "Jeune Chambre Economique de la Région de Béthune".

Sous son impulsion notamment, mairie et préfecture créent deux zones industrielles intercommunales dont la "zone A, entre les deux branches du canal, de Dunkerque à Lille et à Valenciennes", racontera M. Deprez dans un livre publié en 1972.

"Firestone - entreprise américaine spécialisée dans la fabrication de pneus - voulait s'implanter en France pour couvrir son marché européen, mais envisageait Bordeaux". Les élus, Léonce Deprez en tête, ont alors "fait du forcing pour Béthune", assure Mme Deprez-Audebert.

Ils arguent notamment de l'implantation géographique, "en bord de canal et au coeur du triangle Paris-Londres-Bruxelles". Les Américains sont aussi emmenés "en avion privé" à la station balnéaire du Touquet, sourit-elle.

L'usine est inaugurée en 1961. "Quand on l'a vue sortir de terre, magnifique avec ses vitres vert fumé, c'était comme un cadeau du ciel!", se souvient la députée.

"Très rapidement", l'usine passe de quelque 500 employés au départ à 1.280 en 1971, raconte l'ancien directeur des Archives municipales, Arnaud Willay, sur son blog. La région devient parallèlement un bastion de l'industrie automobile.

 

Noces de diamant

En 1988, Firestone est rachetée par le japonais Bridgestone. L'usine produit alors quelque 30.000 pneus par jour, avec près de 2.000 salariés, selon le maire UDI Olivier Gacquerre.

"Plusieurs générations y ont travaillé, le père, le fils, le petit-fils. Les jobs d'été des enfants, c'était Bridgestone... On a tous grandi à l'ombre de cette usine!", s'émeut l'édile, y voyant "un repère géographique, historique, une sorte de deuxième beffroi".

"Elle s'est vraiment intégrée à la ville", renchérit Mme Deprez-Audebert: la firme sponsorise par exemple le Rallye béthunois et le concours hippique international.

Sur l'imposante façade de l'hôtel de ville, des banderoles disent "Non" à la mort de l'usine qui emploie désormais 863 personnes - sans compter quelque 4.500 salariés des sous-traitants - appelant à signer une pétition en ligne.

"J'ai signé!", lancent les habitants au pied du beffroi, se disant tous "choqués" ou "abattus" depuis l'annonce, la semaine dernière, d'une fermeture à l'horizon 2021.

Dans la zone d'emploi de Béthune-Bruay - une centaine de communes et 280.000 habitants - Brigestone est l'un des plus gros employeurs, derrière PSA et Roquette. L'industrie y représente un emploi sur trois (29%) selon la CCI.

"J'ai toujours connu l'usine. Si elle ferme, on sera une ville morte!", juge Claudine Dupont, 70 ans, "marraine d'un salarié". "C'est un grand malheur, pour lui comme pour le nord".

"J'y ai travaillé en tant qu'intérimaire, les gens bossent dur là-bas. Certains viennent de faire construire leur maison...", lâche aussi Jean-François Luchez, un Béthunois quinquagénaire.

Audrey, 41 ans, se remémore "les copines d'école, dont les deux parents travaillaient là-bas". "On est tous touchés... Ca va vite avec 25.000 habitants!", dit-elle. Au comptoir du Gambrinus, le gérant Lionel Renoult craint aussi "les répercussions sur les commerces" après une année marquée par l'épidémie de Covid-19.

"L'année prochaine, Bridgestone et la ville allaient fêter leurs noces de diamant: 60 ans de mariage...", soupire Olivier Gacquerre. "C'est comme si vous rentriez chez vous et qu'il n'y avait plus rien. Puis qu'on vous arrachait vos vêtements pour vous jeter à terre".

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