Carlos Ghosn, le roi déchu de la mondialisation

Toujours entre deux avions, jonglant avec les langues et les passeports, mariant Renault et Nissan, conjuguant Brésil et Japon avant que son univers ne s'arrête aux frontières du Liban: Carlos Ghosn, empereur déchu de l'automobile, était l'incarnation du patron taillé par et pour la mondialisation.

Le scénario de disgrâce était déjà tel que la rumeur d'une série Netflix à son sujet a couru : le fondateur de l'alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, qu'il a hissée au rang de premier groupe automobile mondial, fait depuis vendredi l'objet d'un mandat d'arrêt français.

Déjà recherché par le Japon, visé par un mandat d'arrêt d'Interpol, M. Ghosn ne peut pas quitter le Liban, qui n'extrade pas ses ressortissant, depuis qu'il a fui l'archipel nippon en décembre 2019, caché dans un caisson de matériel audio. La justice japonaise le soupçonne d'avoir dissimulé des revenus aux autorités boursières entre 2010 et 2018.

La justice française enquête de son côté à son sujet pour abus de biens sociaux, blanchiment et corruption.

L'ex-tycoon défend son innocence et a multiplié les prises de parole depuis son arrivée au Liban, où il donne des cours dans une université.

La brutalité du déclin a été inouïe pour ce franco-libano-brésilien âgé de 68 ans qui était l'un des capitaines d'industrie les plus respectés de la planète. Peut-être parce qu'il incarnait, mieux qu'aucun autre, l'ère de la mondialisation, lui qui a fait naître une alliance automobile aux dix marques, 470.000 salariés et 122 usines, ayant vendu plus de 10 millions de véhicules en 2018.

Né au Brésil dans une famille d'origine libanaise, Carlos Ghosn était sans cesse en mouvement, naviguant entre Paris, Rio, Beyrouth et Tokyo à bord d'un jet privé de Nissan, régulièrement remplacé mais toujours doté de la plaque "N155AN".

 

"Jet-setter"

La presse internationale a disséqué le train de vie de ce diplômé de Polytechnique, entré chez Renault en 1996, ayant gagné 13 millions d'euros en 2017, selon le cabinet Proxinvest. Une rémunération qui ne choquerait pas à Wall Street, mais qui a fait grincer des dents à Paris comme à Tokyo.

Des clichés d'une somptueuse réception donnée au château de Versailles à l'automne 2016 avec des acteurs en costumes d'époque ont refait surface. Des articles ont été publiés à propos d'une villa à Beyrouth et d'un appartement à Rio de Janeiro - cette ville où Carlos Ghosn avait eu l'honneur de porter la flamme olympique, avant l'ouverture des JO de 2016.

Des dépenses et une image de "jet-setter" qui contrastent avec la réputation de "cost killer" de Carlos Ghosn, qui a imposé chez Nissan une cure d'austérité. Des employés du groupe japonais le décrivent comme très dur, "demandant des efforts absolument démesurés et mettant une pression incroyable".

Un régime que Carlos Ghosn s'imposait à lui-même, se décrivant comme un bourreau de travail, arrivant au bureau à 07H30 "après avoir déjà travaillé quelques heures". Il a toujours défendu ses revenus élevés comme la contrepartie méritée de ses performances.

A force de s'affranchir des fuseaux horaires et des frontières, le patron de Renault avait-il trop négligé les sensibilités nationales ? Sa disgrâce a en tout cas exposé au grand jour les tensions entre Renault et Nissan, entre Français et Japonais.

Lors d'une conférence de presse d'une violence rare, le patron de Nissan, Hiroto Saikawa, pourtant promu à ce poste par Carlos Ghosn, avait ainsi dénoncé le "côté obscur" de ce dernier et fustigé sa tendance à concentrer les pouvoirs. A mille lieues du Carlos Ghosn, révéré pour avoir redressé Nissan.

L'homme qui l'a recruté à la tête de Renault, Louis Schweitzer, décrivait aussi un homme isolé. Dans un documentaire diffusé par la BBC en 2021, l'ancien président de Renault soulignait que M. Ghosn n'avait pas obtenu la "loyauté" de ses subordonnés, faute de "sentiments positifs" à son égard.

M. Ghosn se décrit lui même comme la victime d'une "conspiration" de hauts responsables de Nissan pour éviter que le constructeur ne fusionne avec Renault, passant en partie sous contrôle de son actionnaire, l'État français.

"M. Ghosn a incarné le triomphe d'une globalisation supposée conduire à l'effacement des spécificités nationales au profit des entreprises transnationales. Son éviction nous montre que le monde reste un assemblage de nations que les grandes entreprises exploitent mais ne transcendent pas", observait Pierre-Yves Gomez, professeur à Emlyon Business School, dans une tribune publiée par Le Monde.

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